“Par les sentiers du passé”, un bel hymne à la généalogie

Le 12 mars 2014 par Frédéric Thébault

Hymne_a_la_genealogie.jpgUne fois n’est pas coutume, nous vous proposons cette semaine un très beau texte, rédigé en 1957 par M. Jacques Gobilliard (1893-1965), et que nous a envoyé son fils. Ce texte poétique et émouvant témoigne d’une pratique de la généalogie d’avant l’Internet, mais constitue surtout un vibrant hommage à cette passion qui nous anime tous, du néophyte branché réseaux sociaux au vieux briscard accro des salles d’archives…

PAR LES SENTIERS DU PASSÉ

            C’est presque un beau chemin dans lequel on s’engage tout d’abord, large, propre, uni, avec des fossés de drainage au-delà des bas-côtés herbeux. Mais, au bout de quelques centaines de mètres, les caniveaux disparaissent après être montés insensiblement jusqu’au niveau de la chaussée ; puis ce sont les bas-côtés qui prennent leurs aises, perdant leur bel alignement et se confondant presque avec les champs. Bientôt, il ne reste plus qu’une sente étroite et le sol est devenu inégal ; de plus en plus nombreuses, des têtes rocheuses affleurent et font saillie,  mangent les bas-côtés et même au-delà. Tout à-coup, il n’y a plus, sur une large étendue, que de la pierre et du sable où le piétinement ne laisse plus de trace : plus de sentier marqué. Cependant, en cherchant bien, on le retrouve un peu plus loin presque aussi plaisant qu’au début. Mais, brusquement, il s’arrête devant un ruisseau et c’est très difficilement que sur l’autre bord, on reconnaît dans la fange un vague passage qui s’engage dans le taillis.

            Il s’y perd, réapparaît, se perd encore, se retrouve en un large layon, et finit par disparaître presque totalement, à peine jalonné de très loin en très loin par quelques branches cassées par les passants ou par quelques traces d’animaux sauvages. Enfin c’est un cul de sac sans espoir. Mais on a gardé le souvenir d’une apparence de croisement devant lequel on s’était arrêté indécis. On revient en arrière, on reprend le chemin d’abord méprisé, on s’y engage avec les mêmes surprises que dans le précédent; d’aventure en aventure, on finit par se perdre, heureux de tomber par hasard sur une belle route où l’on se reconnaît, ou stupéfait après mille détours, de se retrouver au point de départ.

            Autant que les sentiers de la terre, les sentiers du passé sont capricieux et décevants pour qui veut y chercher la trace de sa lointaine famille. Les débuts sont toujours engageants, puis ils deviennent malaisés; on les perd dans les sables, on les rattrape, on s’enlise dans des fondrières, on s’engage dans des impasses et les gens se rient de vos déconvenues. Il faut serrer les dents, mépriser railleries et difficultés ; ce n’est qu’à force d’entêtement et de ténacité qu’on réussit ; encore le succès n’est-il point assuré et, souvent, il faut savoir se contenter de bribes et de miettes. Quand même, on ne doit jamais admettre sa défaite : le hasard est si fou qu’il traverse parfois votre chemin ; on peut toujours compter sur lui.

            La voie large et facile du début, ce sont les parents et les grands-parents, on les connaît, on sait leurs tenants et aboutissants ; leurs noms et qualités figurent sur les actes officiels courants. Les difficultés commencent avec la génération précédente, mais elles sont encore minimes et facilement solubles si l’on veut bien remuer quelques papiers de famille vaguement oubliés dans le fond d’un secrétaire.

            Cependant, bientôt, ces archives personnelles ne suffisent plus, il faut s’adresser aux notaires …et là, même complaisante, leur ressource est faible car, envahis par des dossiers périmés en des études étroites, ils s’empressent de s’en débarrasser au profit des Archives Départementales. Il resterait donc à se rendre au chef-lieu du département et à consulter lesdites archives ; on recule cependant devant le dérangement et surtout devant une expédition dans un monde inconnu que l’on imagine plein d’embûches et de mystère.

Jacques_Gobilliard_1947.jpg           Alors tout recommence indéfiniment jusqu’à la solution du problème. Cependant des lacunes demeurent que rien ne semble devoir combler; et puis les registres paroissiaux ne remontent que péniblement à l’an 1600. On a beau dire que c’est déjà là une belle ancienneté; pour qui a l’attrait du passé, il est désagréable de se résigner. Il faut chercher ailleurs et on aborde les arcanes des Archives Départementales pour lesquelles on avait, tout d’abord, manifesté si peu de propension. En fait, on les découvre infiniment moins rébarbatives qu’on ne l’avait imaginé : tout y est prévu et agencé pour la facilité et l’agrément du travail. La salle de lecture est généralement confortable, des catalogues simplifient les recherches, des bibliothécaires répondent à tous vos désirs, des archivistes vous orientent et consentent même à vous aider au déchiffrement des manuscrits.

            Sans doute, les premières visites sont-elles de très médiocre rendement ; il faut apprendre à se servir de l’outil, il faut se familiariser avec ses ressources, il faut surtout apprendre à exploiter les catalogues, les inventaires et les répertoires de noms de famille. Il est vrai que personne n’est là pour vous faire la leçon et l’on doit faire soi-même sa propre expérience ; ainsi le génie de la lampe était-il là pour exécuter les ordres d’Aladin, mais non pour lui dicter sa conduite.

            Donc, au début on se sent un peu perdu ; on arrive avec une idée préconçue, avec le désir de consulter une archive bien déterminée et là se bornent très étroitement les premiers pas. On ne va ni très loin ni très vite ; puis, comme l’enfant qui se hasarde à marcher, on s’enhardit et on découvre tout un monde qui, sans qu’on s’en doute, vous tendait les bras. On découvre les doubles, au moins partiels, des registres paroissiaux des communes : ce sont de vieilles connaissances, mais, ici, on peut les consulter contradictoirement sans avoir à errer de village en village. Et puis on s’aperçoit que l’état civil, déjà si limité dans le temps, est loin d’être la seule source de documentation. On découvre qu’il existe des archives beaucoup plus anciennes et beaucoup plus précieuses: ce sont les registres fiscaux des communes, des paroisses, des seigneuries, des évêchés. Dès les âges les plus lointains, on a fait des comptes, on a dressé des rôles fiscaux, on a enregistré les contrats et authentifié les échanges. Les peuples ont beau faire des révolutions pour changer de gouvernement, dans l’espoir d’alléger leurs charges, leurs maîtres successifs conservent pieusement l’arsenal financier de leurs prédécesseurs, arsenal humain comme arsenal comptable. La lignée des agents du fisc ne s’éteint jamais et malgré quelques autodafés, les registres fiscaux passent intacts à travers les événements et les changements de régime.

            C’est là qu’on trouve l’indispensable complément des archives d’état civil, là aussi qu’on trouve leur prolongement en arrière des siècles et, comme on pouvait s’y attendre, les seconds sont infiniment plus soigneusement tenus que les premiers. Là, jamais d’oublis, jamais d’omission: d’année en année, on suit l’évolution des familles par l’enregistrement de toute matière imposable, acquisitions, ventes ou contrats de tous ordres ; mariages et successions y sont consignés en bonne et due forme : seuls les nouveaux-nés n’intéressent pas le Fisc, du moins provisoirement.

            A Chartres en particulier, où je me suis rendu maintes et maintes fois, j’arrivais le samedi à la petite aube par le train, ou grâce à la voiture d’un ami compatissant. Parfois, chassé des rues désertes par la pluie ou la froidure, j’attendais l’heure d’ouverture dans la Cathédrale toute proche, seul refuge ouvert à cette heure. Puis c’était la journée de labeur incessant, jusqu’au soir, où le train me ramenait à Paris; et, déjà pendant l’heure de trajet, je tâchais de coordonner mes notes.

            La moisson est très inégale : certains jours on rentre très déçu et les mains presque vides, d’autres fois c’est l’inverse et il faut ensuite des jours et des jours pour classer et exploiter le tout. Mais les grandes trouvailles se produisent par hasard : un soir, après une journée dénuée d’intérêt et de rendement, on demande un dossier pour occuper la dernière demi-heure, et en le feuilletant sans conviction aucune, on découvre un document inespéré qui reporte la filiation étudiée à plus d’un siècle en arrière.

            Alors l’appétit vient en mangeant; après les archives des départements, on s’attaque aux Archives et à la Bibliothèque Nationales. Là c’est un nouvel apprentissage à faire, car tout un monde de documents s’offre à vous et on ignore la façon de l’utiliser : rien que pour les catalogues, fichiers et répertoires, des salles grandes comme des cryptes de cathédrales. Mais là aussi, tout arrive : on finit par se familiariser avec les aîtres et les coutumes. Et les recherches recommencent au même rythme: seul le cadre a changé. Mêmes journées triomphantes, mêmes journées décourageantes, mêmes trouvailles sensationnelles, mêmes courses contre la montre. Et par la suite, même besogne de patience pour tâcher de raccorder les morceaux épars : ils sont devenus innombrables, ces morceaux, et souvent sans rapport apparent les uns avec les autres.

            Ce sont, comme dans les taillis envahis par les ronces, les tronçons de sentier qui ne se ressemblent même pas : ils gardent vaguement la même orientation et, à première vue, c’est tout ce qu’ils ont de commun. Cependant, les usagers qui suivent le parcours en connaissent les accidents et les évanouissements momentanés ; ils savent que les tronçons épars participent du même ensemble et, presque sans hésitation, ils passent de l’un à l’autre sans perdre jamais leur chemin. Par contre, il y a des routes tombées dans l’oubli, et, de celles-là, il est difficile de reconstituer le tracé ; de très loin en très loin, on découvre un jalon, une borne perdue, mais, entre les bornes, il y a tout un trajet, parfois mystérieux. Car la route n’est pas toujours droite et en suivre les méandres est un art laborieux qui exige intuition et ténacité. Et puis ces bornes ne sont pas toutes perdues; certaines se dressent encore en des lieux familiers, mais on en a oublié le sens comme on a oublié celui de ces pierres levées éparses dans les campagnes. Ce sont les traditions que l’on conserve jalousement, mais dont l’origine est inconnue, traditions de famille qui se transmettent de générations en générations.

            Et alors, n’y a-t-il pas quelque piété à en retrouver la signification ? Le culte des idées disparues s’apparente à celui des morts qui les ont eues, il constitue le patrimoine de base des familles, comme celui des nations et des races. Une famille sans tradition, c’est une nation sans histoire.

            On dit que les peuples heureux n’ont pas d’histoire, mais suffit-il de n’avoir pas laissé de traces pour être valablement réputé heureux ? Et puis y a-t-il des peuples heureux ?

J. GOBILLIARD – Novembre 1957

NB : Dessin de Jacques Gobilliard

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